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Le pavillon des cultures
27 novembre 2006

Voyages Voyages: Trieste! (la mer amère)

[Note préalable: cet article est repris du précédent pavillon des fous et originellement daté du 29 septembre 2006]

Cela aurait pu être une nouvelle rubrique. Quelque chose comme « tourisme », ou « destinations de vacances ». Cela aurait pu. Mais ici, foin de ces lieux à la mode, ou consacrés, ces lieux « hype », « branchouilles », cultureux » ou « authentiques » ! Il ne s’agit pas de parler de Barcelone, Londres, Berlin ou Venise. Parce que Trieste, dit comme ça, ça doit pas exciter les foules. Pas exactement la destination de rêve à première vue. Trieste n’est immédiatement associée à rien de connu, rien de particulier. On en aurait de grandes difficultés à la situer… Alors pourquoi Trieste ? Pourquoi parler de cette ville en particulier ? Peut-être déjà, parce qu’étant sur un blog, plutôt que de faire l’article de ce qui a maintes fois été dit et redit, il m’a paru plus intéressant d’évoquer des choses plus rares, mais surtout plus précieuses pour celui qui parle. Et Trieste, en plus d’être rare dans les discours, est devenue, depuis trois ans que j’y passe quelques jours, à peine quelques semaines chaque été, en quelque sorte ma seconde patrie.

Alors Trieste, tout d’abord, c’est :

trieste_map

C'est-à-dire quasiment nulle part. Trop loin de Milan ou Venise pour constituer un crochet dans en se rendant dans ces villes. Mais trop proches d’elles pour rivaliser et proposer une véritable destination alternative. Un lieu sans lieu, un endroit totalement frontalier, ayant changer d’appartenance nationale plusieurs fois au cours du siècle dernier. De l’Autriche Hongrie à l’Italie, en passant par la scission de sa région, l’Istrie, aujourd’hui croate. Ce n’est donc pas une ville proprement italienne quand on la regarde. Un ancien port d’Empire, de hautes bâtisses d’aspect saxon. Mais l’Adriatique à ses pieds, et ses collines, ses ruelles étroites quand on remonte vers les paroisses, et le linge qui pend le long des façades, comme à Rome ou Naples, comme au sud du sud de la Botte. Ville traversée par des frontières, par des populations diverses donc, mais une ville avec comme centre une Place de l’Unité où il faut avant tout s’arrêter. Là, quelque chose indubitablement se passe. Là se rencontrent une foule variée dans laquelle l'idée même de recourir à des repères perd son sens. Ville de frontières physiques, Trieste est également ville de frontières mentales, cadre d'une expérience psychiatrique unique en Italie, rare en Europe, où les malades circulent librement, dans un milieu ouvert et non pas seulement fermé. Un blog ayant un nom comme le nôtre ne pouvait ignorer l'existence d'un tel lieu...

Culture d’abord (non non, il ne s’agit pas de faire fuir les foules, au contraire, réglons d’emblée cette question qui n’est pas la plus importante concernant la ville) : Trieste a attiré de nombreux écrivains européens. Si l’on entend souvent chanter la voisine Venise (hou!! hou !!), Svevo, Joyce, Nabokov, Rilke ou encore Stendhal (qui a son escalier dans la ville) ont été fasciné par ce lieu. Alors oui, ce n’est pas un critère, mais ça incite quand même à aller voir d’un peu plus près. L’arrivée en train sur la ville est un réputé pour être l'un des plus beaux panoramas sur l’Adriatique. Et le site remonte à l’époque romaine, avec un amphithéâtre donnant sur la mer originellement (ici la ville a gagné sur la mer…). Et ce "haut lieu antique" a finalement conservé un usage assez proche de son usage primitif, puisque certains étés il se change en  boite de nuit de plein air. En dehors de ça, côté culture… comment dire… c’est davantage de l’ordre de l’esprit que de l’ordre du monument… et c’est cela peut-être qui a attiré et retenu là ces artistes. C'est en tout cas ce qui moi ma fasciné une fois arrivé là-bas. Cet esprit, on le sent dans un souffle d’abord, dans ce vent, la Bora, qui court les ruelles, dévale les pentes des collines jusqu’à la mer, semble afin de donner au sel un goût nouveau, plus tout à fait salé, déjà autre, et qu’il véhicule ainsi tout au long de la journée à travers toute la ville. Ainsi, c’est surtout une sorte d’amertume qui fait cette Unité de la ville, l’amer habitant ses plus intimes expressions, aiguillonnant subtilement le visiteur, mais l’accrochant irrémédiablement, le liant à la ville pour l’éternité, lui enjoignant de revenir par delà la distance qu’il aura creusé après son départ, ancrée au plus profond des saveurs, resurgissant au détours de tel ou tel met dont lecaractère amer, une fois isolé et identifié, ne peut en fin de compte que rappeler Trieste qui l’incarne désormais àj jamais dans l'esprit de celui que cette ville a charmé. Ce n’est donc pas un hasard si Trieste a érigé trois boissons, ponctuant chacune un moment de la journée, en symboles de sa nature, comme pour réaffirmer sans cesse l’identité du lieu.

Café. Le café est une des grandes spécialités de Trieste, comme en témoigne la très grande quantité de torréfacteurs engendrés par la ville. Le début de journée consiste à descendre prendre un espresso, soit dans l’épicerie au coin de la rue, brûlant, extrêmement concentré, soit dans une des institutions, populaire comme Cremcaffè, où les tasses, bues au comptoir, disparaissent ensuite sur un tapis roulant, historique comme Tommaseo, ou chic comme Illy dont l’héritier fut maire de la ville, et président de la région, et où l’on trouve des collections de tasses, séries limitées commandées chaque années à des artistes, confirmés ou débutants (Jeff Koons, Rosenquist, Coppola, David Byrne, Pistoletto, Louise Bourgeois, Buren, ou encore Jan Fabre cette année). La spécificité de la ville est de proposer des « capi », sorte de minuscules cappuccino servi dans des tasses à espresso, vératables nectars réussissant à condenser en une unique gorgée amertume, onctuosité.

Spritz. Trieste tire de son passé autrichien un apéritif idéal pour la période estivale : le spritz al’aperole. Du vin blanc, un peu de soda, et de l’aperole, liqueur légèrement amère, le tout dans un grand calice rempli de glaçons. Cette boisson, que l’on ne trouve que dans le nord de l’Italie, est pour moi l’une des essences de la ville. L’amertume de cette boisson apéritive, du midi ou du soir, selon l’état dans lequel on se trouve ou que l’on souhaite atteindre, renverse celle du café par la fraîcheur qui la caractérise, comme un nouveau visage de la ville, un nouvel éclairage sur sa nature. C’est cette amertume, la même mais différente qui définit bien Trieste, ce paradoxe d’une saveur que l’on fuit d’abord, mais à laquelle l’on revient inlassablement, sorte de goût pervers dont on ne peut se défaire, et que l’on cherche et retrouve sous des formes diverses. Et pour faire l’expérience de ce spritz, je ne saurai trop vous recommander Circus ou dall’Alvale cette année, où pour moins de trois euros le verre est généreusement accompagné de grissins, d’olives, ou de petites salades de riz ou de blé.

Negroni. La boisson du soir, c’est incontestablement le Negroni. Martini, Gin, Bitter Campari, en part égales. Là encore, c’est l’amertume qui domine, mais sous une nouvelle forme, à nouveau amer changeant. Chaleur du gin, et froid des glaçons. Toute la journée reprise et mélangée, mais vers un état neuf. Synthèse d’une amertume qui fait mon bonheur lorsque je suis à Trieste, mais qui en dehors de cette ville est comme rendue à elle-même, cette amertume qui pèse tant au jour le jour et qu’il me semble pouvoir dompter, domestiquer et goûter là-bas seulement. Légèreté grisante qui monte doucement à mesure que le verre se vide, que la conversation s’anime, au Rex, à l’Urbanis, ou à la terrasse de l’incontournable Audace, au cœur de la ville, place de l’Unité, face à la mer dans laquelle tout Trieste paraît devoir se jeter et sombrer, de son propre élan ou poussée par la Bora, courant depuis les hauteurs à travers les rues, s’amplifiant à mesure qu’elle se rapproche de l’eau et qui éclate arrivée à ce point de convergence qu’est la place, emportant tout avec elle, tables et verres, et les passants ayant oublié de s’accrocher à ces barres énigmatiques ancrées le long des façades, dont la fonction première semble être de sauver le marcheur imprudent surpris par ce vent capricieux, mais que je soupçonne n’être en fait qu’un ultime secours pour empêcher la ville elle-même de s’être déjà envolée.

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