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Le pavillon des cultures

7 juin 2008

La fête des voisins : malheur des ménages.

Elle est arrivée dans nos contrées il y a quelques temps, instaurée mystérieusement par on ne sait trop qui, et s’est très vite développée, prônant partout et par tous les moyens l’amour et la solidarité au sein des copropriétés. Aujourd’hui, c’est presque une institution : la « journée Européenne des voisins » née en 2004 réunis plus de 150 villes de l’UE dans un bel élan de solidarité et tant à se développer également de la Turquie au Canada (en passant, en toute logique, par l’Azerbaïdjan).

Mais la fête des voisins, d’abord, c’est quoi ?

A tous ceux qui, comme moi, ont découvert ce concept dans les pubs Oncle-Ben’s, le prenant dans un premier temps pour un vil argument marketing, piège à Bobo visant à prouver qu’avec la hausse du prix des céréales la consommation massive de riz est un signe extérieur de richesse apte à impressionner le voisinage, j’ai décidé d’utiliser ma maigre expérience et mes propres observations pour vous livrer les secrets de la fête des voisins.

Les ingrédients d’une fête réussie :

-Le choix de l’immeuble : croyez moi ou pas, pour que votre fête des voisins soit un succès, le choix du cadre est primordial : il est nécessaire de situer l’action dans un quartier représentatif de la fracture sociale, de disposer d’un local relativement grand où dresser un buffet (de préférence à ciel ouvert) et, si possible, d’installer le tout dans une grande ville d’une région à climat tempéré, de façon à ce que le doute plane toute la soirée sur les risques de dégradation atmosphérique (comprendre : pluies, orages, baisse des températures).

-Le choix des voisins : là, un seul mot d’ordre : diversité. Pour que la fête soit réussie, il faut mixer des âges, les professions et les origines. En général, on cherchera à se procurer quelques personnages clefs pour assurer l’attraction, dont voici des exemples :

-le couple de vieux bourges qui dirigent la copropriété depuis des lustres et sont crains de tous pour leur capacité à faire chier,

-l’artiste maudit qui a le vent en poupe

-l’artiste maudit qui n’a plus le vent en poupe

-l’étrangère hystérique a fort accent et mode de vie conceptuel

-les nouveaux locataires

-la mère de famille atteinte du symptôme 3B (blonde belle et botoxée)

-la mère de famille qui aimerait être atteinte du syndrome 3B et son mari

-la retraitée un peu barge et un peu sourde

-de nombreux gosses (de préférence âgés de moins de 12ans, bruyants et mal élevés)

-le couple de jeunes gens dynamiques

-le vieux beauf alcoolique et libidineux

-le vieux beauf qui veut se faire passer pour un vieux beau (avec son meilleur copain en prime si promotion -50% sur le deuxième article acheté).

-Le choix de la date : Pour le coup, on ne vous laisse pas trop le choix : généralement la chose à lieu à une date arbitrairement fixée par ses mystérieux créateurs. Cette année, c’était le 29 mai. En général, le mieux et de s’assurer que, ce jours là, malgré toutes normes saisonnières, il fera froid et gris.

Pour la suite des ingrédients, c’est en fonction des goûts et des couleurs : on pensera si possible à prévoir un volume conséquent d’alcool, on n’oubliera pas de prévenir tout le monde au moyen d’une affichette sobre mais efficace et on essayera de se chopper la crève quelques jours avant la date fatidique : croyez moi, cette épreuve est un vrai chalenge si vous l’affrontez avec un bon rhume.

Let’s get it started

Voila : vous y êtes, il est l’heure prévue, dans la cour de votre immeuble deux longues tables sont prêtes à accueillir le buffet improvisé autour duquel vont se presser les protagonistes de la soirée.

Un petit conseil : préparez vous psychologiquement à renoncer à votre diner calme et a votre soirée passée à comater devant l’écran, et observez.

Car la Fête des voisins n’est pas seulement l’occasion de faire l’inventaire des capacités culinaires de toutes les vielles de l’immeuble : c’est également un sujet d’étude sociologique passionnant au court duquel ressortent toutes les querelles enfouies depuis des lustres dans les couloirs de votre résidence.

20h00

Les vieux bourges débarquent les premiers, exhibant, fiers comme Artaban, les six tourtes maison de madame et les trois bonnes bouteilles de monsieur

« Oui, oui, c’est moi qui les ait faites, recette de ma mère »

« Elles viennent de ma cave »

Ces deux répliques seront, soyez-en sûrs, les fils directeurs de la soirée.

Arrivée simultané du ou des vieux beaux

20h05

Arrivée de la retraitée et du Beauf alcoolique : ma première va voir Madame Tourte pour entamer une discussion passionnante sur ses petits enfants et son gâteau au chocolat, mon second se rapproche de Monsieur, pour entamer une discussion avec la bouteille.

20h10

Arrivée simultanée de la mère blonde et de la mère aigrie : regards meurtriers, c’est à celle qui mettra le mieux en avant les mérites de sa progéniture, déjà partie casser des verres.

L’étrangère débarque avec son chat, l’artiste maudit avec son chien.

20h15

Le chat est dans l’arbre et le chien en dessous, ou le contraire. Les enfants pleurent, l’étrangère hurle, l’artiste y voit une métaphore de la vie sauvage ; les premiers arrivants commencent à être un peu éméchés, on apporte de nouvelles bouteilles et des biscuits apéritifs.

Arrivée du jeune couple et du nouveau locataire, qui dit bonjours à tout le monde et spécialement à la poitrine de la mère blonde et botoxée.

20h35

Tout le monde est là : il commence à être évident qu’il y aura bien trop à manger et suffisamment à boire. Les enfants hurlent, les parents discutent : on remarque déjà des groupes immuables : les vieux beaux autour de la jeune mariée, les jeunes hommes autour de la paire de seins blonds, l’étrangère entre deux artistes incompris.

21h00

Le clash a eu lieu entre le moment où la tourte est tombée et celui où le sujet de la crise économique a fait irruption dans la discussion. Les mères de famille s’énervent, le nouveau locataire se cache, les enfants grimpent sur la table et le vieux beauf roule en dessous.

21h30

Le débat est interrompu par un nouvel incident diplomatique : le chien de l’artiste a mordu un gamin… Vous êtes déçu qu’il ne l’ait pas bouffé. La mère hurle sur l’artiste, l’enfant hurle tout court, l’artiste coure.

Les autres regardent en sirotant leur verre de rouge.

22h

Vous décidez de rentrer au moment où la mère de famille blasée demande le divorce en apprenant que son mari l’a trompé avec la blonde. L’étrangère est montée dans l’arbre pour récupérer son chat, les vieux beaux ont rejoint le vieux beauf, les jeunes mariés sont partis après la première assiette cassée, les vieux bourges mangent leurs tourtes, le nouveau locataire se cache toujours, les enfants le cherchent.

Le lendemain matin : 8h

En descendant, vous vous demandez comment les tourtes ont finies encastrées dans le mur et pourquoi les pompiers sont passés dans la nuit. L’étrangère est toujours dans l’arbre, le chien l’a rejoint, le chat est en dessous.

Vous, vous aurez eu le temps de détailler trois fois votre parcours et d’exposer à tout le monde votre projet professionnel, avant de vous entendre dire qu’avec la situation économique actuelle, vous ne servez à rien et finirez vendeur électroménager chez Leclerc.

Vous vous promettez de ne plus jamais mettre les pieds à la fête des voisins. Vous y retournerez l’an prochain pour accompagner vos parents/votre coloc’/votre compagne.

Vous passez à l’épicerie du coin acheter un paquet de riz Oncle Ben’s

GB

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2 février 2007

Escalier, de Sam Szafran

J'inaugure une nouvelle catégorie du pavillon des cultures: la pinacothèque. On pourra y trouver une sorte de musée idéal, imaginaire ou réel. Bref des oeuvres plastiques importantes dans la vie du rédacteur, juste données à voir, sans commentaires d'analyses, rien que la situation et le pourquoi de la présence sur le blog

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Et je commence avec une litho de Sam Szafran, sur un de ses motifs les plus connus: les escaliers. Cette litho, je l'ai devant moi. Suite à une modification des accrochages chez moi, elle se trouve à présent dans l'attente d'un mur, et repose juste à côté de mon bureau, auquel je suis quotidiennement attaché. Je tourne la tête à peine et le la vois. Et c'est le même vertige que, depuis que je suis tout petit, ce tableau, à l'origine chez mes parents, suscite en moi. L'impression de m'effondrer mais en même temps d'être comme suspendu, hors de l'espace et hors du temps. La fuite même du point de fuite. Des ouvertures partout mais qui en creux indiquent celle qu'on ne peut voir, le contre-champ de la toile: l'oeil qui a déformé l'image comme à travers un judas, derrière une porte que l'on ne devine que dans son envers.

9 janvier 2007

Il était une fois Walt Disney

affiche

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C'est une fois de plus un peu au dernier moment que je suis allé voir cette expo, et il reste moins d'une semaine pour y aller (fin le 15 janvier, Galeries nationales du Grand Palais à Paris). Mais je la recommande chaudement à tous les amateurs d'animés et de dessins. Cette expo est une somme étonnante, à la fois savante et accessible. Les critiques que l'on peut lui faire vont ainsi d'ailleurs d'un côté ou de l'autre de cette ligne de partage : les uns pourront la trouver trop « picturale » ou orientée arts plastiques, les autres lui reprocheront de finalement n'aborder qu'un versant de l'œuvre, et de ne pas avoir poursuivi plus loin la démarche. Je ferai plutôt partie de la seconde catégorie, et je m'expliquerai là-dessus à la fin. Mais en tout état de cause on ne peut que reconnaître la qualité exceptionnelle de cette expo, sa richesse et sa pertinence constante. Elle m'a donné envie de me revoir tous les classiques Disney et accessoirement de retourner faire un tour à Eurodisney (j'essaie depuis d’attirer à Paris des petits cousins de province pour les prochaines vacances histoire de justifier ce périple).

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Rapprochement de plan et de décor:
Frankenstein de James Whale (1931) et The Mad Doctor (1933)

L'expo raconte comment Walt Disney est venu au dessin animé, comment il a monté son studio, et explique ses choix graphiques et techniques. D'abord en général (choix de l'animalier), puis en particulier pour tous les premiers films. Des extraits des films, des photogrammes, des dessins ou des esquisses sont mis en regard d'œuvres picturales ou cinématographiques pour expliquer les inspirations du créateur de Mickey. C'est bien ça qui est le plus fascinant. Cette démarche se révèle selon les cas plus ou moins éloquente, mais l'on est souvent frappé par des jeux de ressemblances, tant graphiques que de mise en scène. Derrière ces sources, c’est la curiosité et l'éclectisme de Disney qui transparaît : il parcourt l'Europe pour acquérir des illustrations qu'il ramène à ses studios, enjoignant à ses équipes de s'inspirer de ce matériel divers pour créer et imaginer personnages et décors. Pour les histoires elles-mêmes, domaine mieux connus, on voit comment Disney s'empare des contes et mythologies, les remanie dans un souci de mise en scène propre. De même il recrute ses collaborateurs en fonction des projets qu’il veut mener, ou de la ligne graphique qu'il veut donner à ses studios. On découvre également dans les premières salles le premier dessin animé de l’histoire du cinéma, réalisé par Windsor McCay (ma genèse en bande dessiné : j'ai été biberonné à Little Nemo) : Gertie le dinosaure. La justification de cette présence est un peu légère (hommage avec un dinosaure dans Fantasia je crois), mais c'est une chance incroyable de voir ce film, et de toute façon c'est bien après lui que Disney peut se lancer dans l'aventure du dessin animé.

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Etude pour le personnage de Lady Tremaine
dans Cendrillon.

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La Femme au chapeau noir de Georges de Feure, inspiration art nouveau pour une beauté fatale.

La partie centrale de l'expo consacre ses salles aux différents films de Disney, à leur création et à leurs sources. Les rapprochements produits se montrent souvent justes et intéressants. Et l'on peut mesurer les modifications apportées sur l'esthétique d’un projet lorsqu'il est reporté et que son directeur graphique change (comme avec Peter Pan ou Alice au pays des merveilles). Dans cette série là les cas les plus passionnants sont bien évidemment Blanche Neige dont la salle est très fournie, avec des parallèles précis picturaux et cinématographiques, La Belle au bois dormant du fait de la « patte » d'Eyvind Earle, et surtout pour moi tout ce qui tourne autour de Fantasia. Pour ce projet Disney met en œuvre uns démarche explicitement artistique, dont j'ai pu mesurer là l’impact. Enfant ce film ne m’avait pas emballé. Aujourd'hui c'est celui que j'ai le plus envie de redécouvrir : une tentative ambitieuse de mariage de styles graphiques différents, de musiques à transcrire en dessins, et des plans à mettre en scène. Les quelques éléments montrés dans l'expo sont tout bonnement fascinants.

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Etudes de têtes de têtes de lapin de Beatrix Potter (1890) devant nourrir les dessinateurs travaillant sur Panpan

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Esquisse de David Hall pour Peter Pan (1939).

Enfin, l'expo s'achève sur deux salles très étonnantes, amorces de ce qu'on pourrait attendre d'un second volet de cette tentative de mettre en expo l'œuvre de Disney. Dans la première salle, l'on découvre le projet mené par Disney et Salvador Dali : Destino. Le rapprochement entre le père de Mickey et le peintre surréaliste est surprenant. Mais l'on apprend que pour Dali Disney était l'un des rares surréalistes américains, et qu'il en parlait en ces termes à André Breton. Le projet ne dura que quelques mois ( raisons ?), et n’en reste que des dessins de Dali. Mais l'existence de ce projet a été pour moi une découverte, et les dessins présentés un réel plaisir. En 2003, le neveu de Disney a réalisé avec Dominique Montfery un film de 6 minutes à partir de ces esquisses et du projet narratif posé alors. Ce film est présenté dans l'expo, et s'il « jure » un peu avec à la fois l'idée qu’on a des Disney des années 40 et l'inspiration dalienne très large (sorte de grande soupe des clichés de Dali pour combler les vides et remplir un peu l'image), il est passionnant de voir cette tentative de combinaison des deux univers de Dali et de Disney. Certaines trouvailles sont franchement bonnes, et l'on se prend à rêver à ce qu'aurait pu être ce projet mené à terme, et l'on a du coup l'intuition de ce qui peut-être en a empêcher l'aboutissement. L'autre salle, la dernière de l'expo, montre l'influence des icônes Disney dans la création plastiques des années 60 à  nos jours. J'ai personnellement adoré, même si cette salle unique mélange nécessairement ceux qui détournent l'imagerie associée à Disney (majoritaires), et ceux qui peuvent faire œuvre à partir de Disney. Cette salle est très drôle, fait la part belle à « l'usage » de Disney davantage qu'à ce qu'il a lui-même inspiré, mais est intéressante car l'on mesure l'impact de cet homme et de ses créations sur la production artistique contemporaine.

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Dessin de Dali pour
Destino.

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Geometric Mouse de Oldenburg (1971)

Cela me conduit à mon unique reproche véritable à l'égard de cette expo : seul l'amont de l'œuvre de Disney est abordé. Ses sources sont montrées, mais ce que son style à produit, ce que ses choix ont entraînés ne sont pas ou peu présents. C’est normal puisque l'expo est un « il était une fois », mais la dernière salle laisse entrevoir un travail plus poussé de ce côté. Cet aspect est en plus suggéré dès le début de l'expo. La phrase d'exergue, dans la première salle est empruntée à Eisenstein. Son intérêt en tant que cinéaste pour Disney est connu, et ce parrainage me laissait entrevoir quelque chose au sujet de l'influence de Disney sur les créateurs de son temps, non pas seulement ses « enfants » peintres et plasticiens, mais ses contemporains dessinateurs et surtout réalisateurs. De cela pas de trace alors que les phrases d'Eisenstein parsèment l'exposition. Pourtant l'on sait que le Russe enviait à l’Américain la malléabilité de ses personnages, le fait de pouvoir les tordre dans tous les sens pour leur faire exprimer ce qu'il voulait. Ainsi Eisenstein se lamentait de la rigidité du corps des acteurs, et l'on voit nettement ce souci dans les poses prises par les comédiens dans des films comme Ivan le Terrible par exemple. Le choix par Disney du dessin animé a été source d'avantage en terme de mise en scène. Ce dépassement du cinéma n'est pas montré dans l'exposition, et c'est mon seul regret.

Mais c'est là un mauvais procès que je dresse, et mon exigence ne fait qu'accompagner les nombreuses promesses déjà tenues par cette expo, et renchérir sur elles un peu mesquinement. Elle est déjà très riche, et sa clarté fait qu’elle peut être aisément parcourue par des enfants (y en avait pleins : les parents bobos ne reculent devant rien !). Plus que 6 jours pour aller la découvrir: à voir d'urgence pour tous les amateurs de dessins animés, de cinéma, de peinture et de souris aux grandes oreilles.

Le site officiel pour complément d'information :

http://www.rmn.fr/disney/index.html

Pensez à réserver votre billet (ticketnet ou digitik, juste en haut de la page que je viens de donner il y a un lien y renvoyant) : ça évite la queue assez dense.

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Combat de Combas, 1979

11 décembre 2006

Swan Lake, de Matthew Bourne

affiche

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Ce week-end je suis allé voir l’adaptation du Lac des Cygnes par Matthew Bourne : Swan Lake (théâtre Mogador à Paris). Et je suis extrêmement enthousiaste ! C’est une réinterprétation du ballet très vivante, sans toutefois perdre la magie de départ ni de la trame ni de la musique de Tchaïkovski. Mais le dépoussiérage est total, et la lecture faite des motifs du ballet est saisissante. Cela fait une dizaine d’année que cette version sillonne le monde en récoltant à la fois un succès populaire et critique partout où il passe. Ce Swan Lake est l’occasion pour ceux qui aiment les ballets de d’aller à la rencontre d’une autre lecture des classiques et de voir une autre pratique de la danse, moins gracieuse peut-être, mais jouant de puissance de manière magnifique ; et pour ceux qui ne connaissent pas la danse de découvrir cet univers via le contemporain revisitant le classique. C’est vraiment jubilatoire : drôle, émouvant, beau ! Pour avoir vu cet été une version ultra classique dans le temple sacré du ballet, Saint-Petersbourg, je mesure la qualité de cette adaptation irrévérencieuse et inventive. Présentation du ballet pour comprendre l’écart créé entre l’original et la version nouvelle.

Le ballet à l’origine fait quatre actes. Mais on utilise en général une version remaniée de la partition ne comprenant que trois actes avec le premier en deux temps. Certains airs sont déplacés etc. L’histoire de base est assez simple. Un prince atteint sa majorité. Sa mère lui indique qu’il doit se marier et qu’il choisira sa future lors du bal du lendemain. Dépité par le fait de ne pouvoir choisir sa femme par amour le prince erre à côté du lac, s’apprête à tirer sur un cygne. Mais il découvre au milieu des oiseaux une femme dont il tombe amoureux. Celle-ci, princesse, lui explique que, victime d’une malédiction jetée par un sorcier, elle est cygne le jour, femme la nuit. Pour briser la malédiction le prince doit l’épouser. Lors du bal, le sorcier amène sa fille, sosie de la princesse-cygne. C’est le cygne noir. Le prince est dupe et danse avec le cygne noir. Le dernier acte est celui de la résolution de la méprise et varie selon les mises en scène. En majorité assez triste (suicide mutuel des amants, abandon du cygne, etc.).

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Le Swan Lake de Bourne conserve le schéma général, ainsi que les thèmes principaux de l’idéal fuyant et fantasmé. Et il suit la structure globale avec quatre moments successifs distincts. Le Prince se lève d’abord et « subit » une journée royale. Puis il erre du côté du lac et danse avec les cygnes. Il rencontre le cygne noir lors du bal le lendemain. Enfin ses retrouvailles avec le Cygne se font dans la mort. Mais tout la signification du ballet se trouve métamorphosée par une série de déplacements et transformations dont la plus notable est celle qui voit la princesse-cygne devenir un homme… La trame sous-jacente recèle alors la question du désir homosexuel refoulé du prince. Dit ainsi cela paraît grossier. Pourtant le thème est traité très subtilement et ne se donne à lire qu’en filigrane. Et les autres personnages permettent de varier autour du motif et du principe de subversion. Ainsi la mère qui entretient une relation très incestueuse avec son fils, l’Œdipe étant sous-jacent tout du long. En contrepoint un personnage de courtisane maladroite tient le rôle effacé et dégradé de la princesse amoureuse du Prince et qu’il néglige finalement. Les motifs originaux sont ainsi profondément retravaillés.

Les scènes du ballet sont très modernisées, et permettent de soutenir l’intérêt des moments les plus « faibles » du ballet d’origine. Et notamment le début, très poussif dans la version classique. Là le réveil du Prince introduit les thèmes des cygnes en arrière-plan, le rapport à la mère, et un côté music-hall frénétique, jubilatoire et comique. Puis la scène est mise en abyme avec une parodie du ballet lui-même, mettant aux prises des gentils papillons (travestis ?), un bûcheron grotesque, et des satires à la libido débordante. J’ai adoré ce moment qui m’avait semblé long à Saint-Pétersbourg. Puis le prince, incapable de dormir, après avoir flirté avec sa mère, va noyer son chagrin dans un club, y retrouve la courtisane qui lui avait plu le matin, mais découvre son statut de prostituée (en gros, d’après ce que j’ai compris…). Victime d’une rixe, il atterrit au bord du lac, et les cygnes apparaissent. C’est le grand moment du ballet à l’origine. Ici la grâce fait place à la puissance. Et la quinzaine de danseurs hommes est splendide. C’est très impressionnant, même si j’avais là préféré l’original et les pas de la danseuse étoile à Saint-Pétersbourg. Mais ma douce et tendre a elle été très sensible au charme des cygnes crus Bourne, au point de me demander de les imiter le soir (confession honteuse…). Mais c’est surtout la seconde partie du ballet qui est véritablement stupéfiante. Le bal avec le Cygne noir est absolument génial, et les couples emblématiques qui s’enchaînent sur scène sont formidables à suivre. C’est vivant, drôle, et sensuel. Le cygne noir est un voyou tombeur, et le prince n’est courtisé par personne, complètement éclipsé par son alter ego, rôdant autour du cygne noir comme les invitées du bal dont les compagnons manifestent vivement leur jalousie, ou comme la mère qui espère un faire son prochain gigolo. Le dernier temps du ballet est splendide également, glissant de l’angoisse de l’hôpital psychiatrique à l’évasion par le rêve qui devient cauchemar, le cygne défendant son amant contre ses semblables. C’est d’une réelle beauté.

La force de cette adaptation est sa liberté de ton et de discours, et la manière dont il réinterprète à la fois le livret mais aussi la danse, passant du classique au contemporain. On peut y voir un côté gadget, et les puristes chipoteront sûrement. Mais tout ce que ce spectacle apporte, malgré son exubérance, ne m’a pas semblé outrancier ou exagéré. Les effets sont justifiés, et le discours tenu se tient, poétique et politique à la fois. Il y a une dérision profonde, et une conscience aiguë des ressorts et procédés du ballet. On sourit, tremble, rit, pleure tour à tour. C’est à la fois subversif et populaire, sapant les codes du genre et du ballet lui-même, et proposant une esthétique directe et limpide susceptible de parler et de plaire au plus grand nombre. Ou comment évoquer des thèmes assez modernes, à travers une forme ancienne, avec des mécanismes simples et efficaces. Un lien pour ceux qui veulent en savoir un peu plus, en attendant que le ballet revienne à Paris…

http://www.swanlake-lespectacle.com/

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4 décembre 2006

Yves Klein : Corps, Couleurs, Immatériel

Un article pour vous parler de l’expo qui se tient actuellement à Beaubourg en ce moment à Paris, du 5 octobre 2006 au 5 févier 2007. Elle retrace la carrière du peintre Yves Klein dont tout le monde connaît le célèbre bleu (IKB, pour International Klein Blue), mais dont on connaît peu le reste de l’œuvre. J’y suis allé un peu dubitatif et en suis ressorti enchanté. Ca a été l’occasion de redécouvrir cet artiste sur lequel j’avais pas mal d’idées reçues. Je vous présente donc cette expo histoire de vous convaincre d’y aller.

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Klein : sa vie/ son œuvre

Sa vie

La première grosse découverte que j’ai fait à travers cette expo aura été de mesurer la brièveté de la vie de Klein. Son bleu nous étant à ce point familier je pensais que a carrière avait été assez longue. Or Klein n’a vécu que 34 ans : né en 1928 il meurt en 1962. Sa carrière est donc fulgurante, et s’échelonne sur très peu d’années. D’autres éléments intéressants se donnent également à savoir. Ses parents étaient peintres eux-mêmes, le père figuratif et la mère dans l’abstraction. Et il n’est pas anodin d’entendre alors Klein clamer qu’il faisait du figuratif en peignant ses monochromes, toiles perçues comme abstraites. En outre l’on trouve à la librairie de l’expo un livre sur Klein et sa mère, mettant en parallèle leurs œuvres : le choix de ses couleurs fétiches par Klein (bleu, rose et doré) prend là une résonance particulière. Mais Klein ne se destine pas d’abord à l’art. Sa priorité se situe vers le Judo alors pratique d’éduction spirituelle (1947). Il y rencontre le futur artiste Arman. En 1952 il va se perfectionner au Japon et devient ceinture noire 4è dan, premier français à obtenir ce grade. Il écrit d’ailleurs un livre sur cet art martial (aujourd’hui réédité). De retour en France il s’oppose à la fédération qui lui refuse d’enseigner. Il fonde sa propre école en 1955 qu’il doit fermer l’année suivante pour raisons financières. Mais l’art plastique est toujours là sous-jacent : les photos connues d’envol sont prises depuis le centre de formation sportif à Fontenay-aux-roses, et son école est déjà décorée de monochromes par ses soins. Sa quête spirituelle passe aussi par une passion précoce pour les Rose-Croix qui nourrit son goût pour les monochromes et qui inspirera une série de toiles (Cosmogonies, en hommage au livre fondateur de l’ordre),  ainsi que par la lecture des rêveries élémentaires de Gaston Bachelard. Tout cela constitue une sorte de bain d’où émerge sa production artistique, marquée me semble-t-il d’emblée par un fort mysticisme. Du moins est-ce comme cela que j’ai ressenti son travail et sa recherche à travers l’expo.

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Son œuvre

Avant l’expo je ne connaissais de Klein que ses bleus qu’on essaie de nous resservir à toutes les sauces et à toutes les occasions – l’illumination assez minable de l’obélisque de la Concorde lors de la dernière Nuit Blanche en est un exemple – et l’anecdote de mon parrain qui a vu l’expo sur le vide de 1958 et qui à chaque fois qu’on parle de Klein nous racontait sa surprise et son désarroi devant cette galerie entièrement vide, juste peinte en blanc. La caricature de l’art conceptuel en somme. Or comme souvent dans des cas comme celui-ci, pour distinguer la supercherie de la recherche artistique il s’agit d’envisager la production dans une continuité, de questionner la démarche. Et de ce point de vue l’expo est utile : elle permet d’échapper en partie à la caricature et réussit à faire sentir la tension de cette quête, le mouvement de cette création, avec ses succès et ses échecs. Outre le bleu, l’on mesure donc le jeu du rose et du doré dans les monochromes, la recherche autour de thématiques élémentaires, et la place essentielle de la matière dans tout ce que l’artiste entreprend. Je vais développer les choses qui m’ont le plus fortement marqué, et juste souligner ce qui ne m’a pas intéressé ou que je n’ai pas compris.

Klein : l’expo

Les couleurs

C’est évidemment le premier truc auquel on associe Klein à travers son bleu. L’expo montre qu’avant de « trouver » ce bleu Klein s’essaie à différents monochromes à partir de couleurs « simples » : bleu, vert, rose, argent, doré, etc. De là se dégage une recherche qui gravite autour de trois couleurs finalement : le bleu, le rose et le doré. Pour la première, la trouvaille est immédiate, et l’impression rendue par le contact avec ces grandes formes est saisissante. C’est ce que l’on connaît de mieux de Klein, mais cela se justifie : la présence de ces toiles, avec supports différents, est forte, et renforcée encore par la multiplication des toiles. Ce bleu devient immédiatement un outil efficace dans une mise en scène du plein et du vide, justifiant les recherches annexes autour du blanc auquel se confronte le bleu. C’est l’espace qui est en jeu dans le monochrome de Klein : ce qu’il rend présent et ce qu’il efface. Cela le conduit naturellement aux deux autres couleurs, rose et dorée, qui permettent de prolonger cette exploration de la matière dont je vais parler ensuite. Le rose portera la matière par la métaphore de la chair, le doré par la technique qu’il impose et le métal auquel il renvoie.

Mais si le bleu est immédiatement trouvé, il faudra attendre pour obtenir un rose et un doré satisfaisant. Pour le doré, c’est la technique qu’il faut mettre au point, et qui limite son usage (Klein se formera à la dorure). Mais il fonctionne assez rapidement, ne serait-ce que par l’imaginaire qu’il draine et par les références picturales qui le supportent : le doré s’inscrit dans une tradition qui lui assure une certaine assise. Pour le rose en revanche, pour moi, il faut attendre assez longtemps pour obtenir quelque chose qui s’impose au spectateur, à l’œil. Pour moi encore, les premiers roses sont ratés, « laids ». La couleur n’est pas au point, ne fait pas présence totale. Mais à la fin de l’expo, quand Klein commence à mêler ses couleurs, c’est, sent-on, parce qu’elles sont abouties, et qu’il peut commencer à composer avec. Il s’est créer sa palette, entièrement renouvelée avec un jeu de couleurs restreint mais « nouveau ». En cela cette quête des couleurs est déjà très émouvante. Et les résultats sont impressionnants : la dernière salle est stupéfiante.

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La matière

Les couleurs de Klein construisent donc un rapport étroit à la matière en la situant dans une quête spirituelle. La surface bleue, la chair rose et le métal doré deviennent matière qui fait face à la toile blanche et mettent en scène cet affrontement matière/vide, le plein devant suggéré l’immatériel comme le dit le titre de l’expo. En plus de ses couleurs, Klein part à la recherche d’outils et d’objets pour travailler sa couleur, la mettre en relief, lui donner une consistance qui accentue et creuse ce jeu de la matière. Pour cela il recourt d’abord à l’usage de ses éponges qui d’instruments deviennent objets figurant sur la toile même. Elles trempent dans la peinture, en absorbent la couleur, et composent l’espace de la toile, tout en suggérant l’effacement de leur fonction première. Matière creuse, l’éponge est alors souvent environnée de cailloux qui densifient encore ce jeu entre matériel et immatériel. Je n’ai pas été « saisi » par cela, par l’effet produit,  mais cette démarche m’a semblé néanmoins très intéressante.

Cette recherche se poursuit à partir de la séparation entre figuration et abstraction, Klein se situant à cette frontière de la recherche plastique qui mêle les deux, glissant vers le conceptuel et même vers la performance. Il décide alors de demander à ses modèles de se badigeonner de peinture et d’aller laisser l’empreinte de leur corps sur la toile. C’est ce qu’il appelle les anthropométries. Dans l’expo se côtoient les toiles et des films de leur réalisation. Je dois bien avouer que cette partie de son œuvre m’a d’abord semblé un peu gadget et datée : ça évoque en plein les années soixante et la lutte pour la libération des mœurs et des esprits. De plus, les réalisations en bleu m’évoquaient à la fois les silhouettes de Matisse et les mouvements de Michaux, œuvres pour lesquelles j’ai une profonde admiration. Mais ces références culturelles ou artistiques font manquer le sens de la démarche personnelle de Klein. En s’attardant sur ce qu’il fait et sur ce qu’il dit l’on comprend en quoi ses toiles sont à la fois abstraction et figuration. Klein conserve le modèle, mais il en fait un outil, un pinceau vivant. On ne peint plus le modèle mais avec le modèle. La matière prend là une valeur nouvelle, et le bleu se trouve superposé au rose de la chair des corps. Bref là encore une recherche à l’œuvre, et quelque chose de pertinent.
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anthropometries

Les éléments

Il s’agit là du versant pour moi le plus original de Klein, celui que j’ignorais complètement. A partir de ses recherches sur la couleur et la matière, Klein élabore une théorie sur une architecture de l’air. Le mysticisme fonctionne là à plein, et les dessins qui en découle m’ont franchement laissé sceptique. Mais derrière ce jeu un peu vain pour moi, Klein a une idée diabolique : saisir la trace, la forme du feu. Il entreprend alors d’imprimer sur la toile le mouvement du feu, son alliance avec le souffle, et pour cela il recourt à l’eau comme outil. Klein prend de grandes toiles, les asperge d’eau, et les passe au chalumeau. La toile se noircit alors plus ou moins en fonction de l’humidité de telle ou telle zones de la toile. Des formes de feu apparaissent physiquement. Il déclinera cette idée en fonction de ses autres recherche : des corps laisseront leur empreinte humide d’abord invisible sur la toile que l’artiste « révèle » au chalumeau, ou encore il mêlera couleur et technique de feu. Ce travail constitue pour moi la trouvaille la plus étonnante et la plus touchante de l’exposition, celle qui montre la pleine dimension de recherche de la démarche de Klein. Ca justifie en soi de se déplacer pour voir l’expo !

feu

Bref une bonne expo à aller voir absolument, loin des idées reçues sur l’artiste, intéressante et accessible. Je mets à la fin en lien un «dossier pédagogique» que je viens de trouver et édité par le centre Pompidou en marge de l’expo. Il est très bien fait et propose une vision plus «orthodoxe» peut-être de l’œuvre que la mienne, mais très claire. Deux bémols toutefois à l’égard de l’expo. J’ai été assez horripilé par les phrases qui servent d’exergue aux différentes salles. Ce sont comme souvent des citations de l’artiste, mais là ça confine à la caricature de ces grandes phrases clichés qui font la si mauvaise réputation de l’art conceptuel et contemporain. Elles se posent comme dogme absolu, parole intransigeante alors que l’expo montre au contraire toute la légitimité et le labeur d’une quête artistique. C’est vraiment dommage je trouve, et ça m’a agacé car ça ne rend pas justice à la démarche ni de l’artiste ni de l’expo. Le pendant de cela est la faible explication donnée à certains moments durant l’exposition. Pour la salle des peintures ignées, par exemple il faut se mettre à quatre pattes pour écouter les sonos pour enfants afin de comprendre le détail du processus de création. Enfin de ne sont là que de petits détails qui ne gâchent pas le plaisir de la visite.

http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Klein/ENS-klein.htm

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27 novembre 2006

Voyages Voyages: Trieste! (la mer amère)

[Note préalable: cet article est repris du précédent pavillon des fous et originellement daté du 29 septembre 2006]

Cela aurait pu être une nouvelle rubrique. Quelque chose comme « tourisme », ou « destinations de vacances ». Cela aurait pu. Mais ici, foin de ces lieux à la mode, ou consacrés, ces lieux « hype », « branchouilles », cultureux » ou « authentiques » ! Il ne s’agit pas de parler de Barcelone, Londres, Berlin ou Venise. Parce que Trieste, dit comme ça, ça doit pas exciter les foules. Pas exactement la destination de rêve à première vue. Trieste n’est immédiatement associée à rien de connu, rien de particulier. On en aurait de grandes difficultés à la situer… Alors pourquoi Trieste ? Pourquoi parler de cette ville en particulier ? Peut-être déjà, parce qu’étant sur un blog, plutôt que de faire l’article de ce qui a maintes fois été dit et redit, il m’a paru plus intéressant d’évoquer des choses plus rares, mais surtout plus précieuses pour celui qui parle. Et Trieste, en plus d’être rare dans les discours, est devenue, depuis trois ans que j’y passe quelques jours, à peine quelques semaines chaque été, en quelque sorte ma seconde patrie.

Alors Trieste, tout d’abord, c’est :

trieste_map

C'est-à-dire quasiment nulle part. Trop loin de Milan ou Venise pour constituer un crochet dans en se rendant dans ces villes. Mais trop proches d’elles pour rivaliser et proposer une véritable destination alternative. Un lieu sans lieu, un endroit totalement frontalier, ayant changer d’appartenance nationale plusieurs fois au cours du siècle dernier. De l’Autriche Hongrie à l’Italie, en passant par la scission de sa région, l’Istrie, aujourd’hui croate. Ce n’est donc pas une ville proprement italienne quand on la regarde. Un ancien port d’Empire, de hautes bâtisses d’aspect saxon. Mais l’Adriatique à ses pieds, et ses collines, ses ruelles étroites quand on remonte vers les paroisses, et le linge qui pend le long des façades, comme à Rome ou Naples, comme au sud du sud de la Botte. Ville traversée par des frontières, par des populations diverses donc, mais une ville avec comme centre une Place de l’Unité où il faut avant tout s’arrêter. Là, quelque chose indubitablement se passe. Là se rencontrent une foule variée dans laquelle l'idée même de recourir à des repères perd son sens. Ville de frontières physiques, Trieste est également ville de frontières mentales, cadre d'une expérience psychiatrique unique en Italie, rare en Europe, où les malades circulent librement, dans un milieu ouvert et non pas seulement fermé. Un blog ayant un nom comme le nôtre ne pouvait ignorer l'existence d'un tel lieu...

Culture d’abord (non non, il ne s’agit pas de faire fuir les foules, au contraire, réglons d’emblée cette question qui n’est pas la plus importante concernant la ville) : Trieste a attiré de nombreux écrivains européens. Si l’on entend souvent chanter la voisine Venise (hou!! hou !!), Svevo, Joyce, Nabokov, Rilke ou encore Stendhal (qui a son escalier dans la ville) ont été fasciné par ce lieu. Alors oui, ce n’est pas un critère, mais ça incite quand même à aller voir d’un peu plus près. L’arrivée en train sur la ville est un réputé pour être l'un des plus beaux panoramas sur l’Adriatique. Et le site remonte à l’époque romaine, avec un amphithéâtre donnant sur la mer originellement (ici la ville a gagné sur la mer…). Et ce "haut lieu antique" a finalement conservé un usage assez proche de son usage primitif, puisque certains étés il se change en  boite de nuit de plein air. En dehors de ça, côté culture… comment dire… c’est davantage de l’ordre de l’esprit que de l’ordre du monument… et c’est cela peut-être qui a attiré et retenu là ces artistes. C'est en tout cas ce qui moi ma fasciné une fois arrivé là-bas. Cet esprit, on le sent dans un souffle d’abord, dans ce vent, la Bora, qui court les ruelles, dévale les pentes des collines jusqu’à la mer, semble afin de donner au sel un goût nouveau, plus tout à fait salé, déjà autre, et qu’il véhicule ainsi tout au long de la journée à travers toute la ville. Ainsi, c’est surtout une sorte d’amertume qui fait cette Unité de la ville, l’amer habitant ses plus intimes expressions, aiguillonnant subtilement le visiteur, mais l’accrochant irrémédiablement, le liant à la ville pour l’éternité, lui enjoignant de revenir par delà la distance qu’il aura creusé après son départ, ancrée au plus profond des saveurs, resurgissant au détours de tel ou tel met dont lecaractère amer, une fois isolé et identifié, ne peut en fin de compte que rappeler Trieste qui l’incarne désormais àj jamais dans l'esprit de celui que cette ville a charmé. Ce n’est donc pas un hasard si Trieste a érigé trois boissons, ponctuant chacune un moment de la journée, en symboles de sa nature, comme pour réaffirmer sans cesse l’identité du lieu.

Café. Le café est une des grandes spécialités de Trieste, comme en témoigne la très grande quantité de torréfacteurs engendrés par la ville. Le début de journée consiste à descendre prendre un espresso, soit dans l’épicerie au coin de la rue, brûlant, extrêmement concentré, soit dans une des institutions, populaire comme Cremcaffè, où les tasses, bues au comptoir, disparaissent ensuite sur un tapis roulant, historique comme Tommaseo, ou chic comme Illy dont l’héritier fut maire de la ville, et président de la région, et où l’on trouve des collections de tasses, séries limitées commandées chaque années à des artistes, confirmés ou débutants (Jeff Koons, Rosenquist, Coppola, David Byrne, Pistoletto, Louise Bourgeois, Buren, ou encore Jan Fabre cette année). La spécificité de la ville est de proposer des « capi », sorte de minuscules cappuccino servi dans des tasses à espresso, vératables nectars réussissant à condenser en une unique gorgée amertume, onctuosité.

Spritz. Trieste tire de son passé autrichien un apéritif idéal pour la période estivale : le spritz al’aperole. Du vin blanc, un peu de soda, et de l’aperole, liqueur légèrement amère, le tout dans un grand calice rempli de glaçons. Cette boisson, que l’on ne trouve que dans le nord de l’Italie, est pour moi l’une des essences de la ville. L’amertume de cette boisson apéritive, du midi ou du soir, selon l’état dans lequel on se trouve ou que l’on souhaite atteindre, renverse celle du café par la fraîcheur qui la caractérise, comme un nouveau visage de la ville, un nouvel éclairage sur sa nature. C’est cette amertume, la même mais différente qui définit bien Trieste, ce paradoxe d’une saveur que l’on fuit d’abord, mais à laquelle l’on revient inlassablement, sorte de goût pervers dont on ne peut se défaire, et que l’on cherche et retrouve sous des formes diverses. Et pour faire l’expérience de ce spritz, je ne saurai trop vous recommander Circus ou dall’Alvale cette année, où pour moins de trois euros le verre est généreusement accompagné de grissins, d’olives, ou de petites salades de riz ou de blé.

Negroni. La boisson du soir, c’est incontestablement le Negroni. Martini, Gin, Bitter Campari, en part égales. Là encore, c’est l’amertume qui domine, mais sous une nouvelle forme, à nouveau amer changeant. Chaleur du gin, et froid des glaçons. Toute la journée reprise et mélangée, mais vers un état neuf. Synthèse d’une amertume qui fait mon bonheur lorsque je suis à Trieste, mais qui en dehors de cette ville est comme rendue à elle-même, cette amertume qui pèse tant au jour le jour et qu’il me semble pouvoir dompter, domestiquer et goûter là-bas seulement. Légèreté grisante qui monte doucement à mesure que le verre se vide, que la conversation s’anime, au Rex, à l’Urbanis, ou à la terrasse de l’incontournable Audace, au cœur de la ville, place de l’Unité, face à la mer dans laquelle tout Trieste paraît devoir se jeter et sombrer, de son propre élan ou poussée par la Bora, courant depuis les hauteurs à travers les rues, s’amplifiant à mesure qu’elle se rapproche de l’eau et qui éclate arrivée à ce point de convergence qu’est la place, emportant tout avec elle, tables et verres, et les passants ayant oublié de s’accrocher à ces barres énigmatiques ancrées le long des façades, dont la fonction première semble être de sauver le marcheur imprudent surpris par ce vent capricieux, mais que je soupçonne n’être en fait qu’un ultime secours pour empêcher la ville elle-même de s’être déjà envolée.

26 novembre 2006

La fête de la musique, de la pluie et de l’alcool

[Note préalable: cet article est repris du précédent pavillon des fous, et originellement daté du 23 juin 2006]

Instrumenta virumque cano

Je chante les instruments et les hommes. Et d'abord battre le rappel. Que se retrouvent les membres de cette expédition nocturne et bruyante. Donc apéro en guise de happeau : ah le doux ruissellement de l'alcool dans le verre, et le tintement des verres qui s'entrechoque et qui ouvre glorieusement le voyage. On a donc roulé lourdement en bas des escaliers avant d'entamer la longue ascension de la Mouff. L'objectif était clair : se restaurer vers l'estrapade, pour commencer sur de bonnes bases et partir rassasiés. L'ambiance était chouette à défaut d'être musicalement au top. Tout le long de Mouffetard des familles et beaucoup d'enfants avec des bombes cotillon et des teintures de cheveux. Des petites buvettes qui rappellent le sud, les férias, l'été, les vacances... ah, les vacances... Mais ce fut surtout l'occasion de ripailler, et de reprendre un apéro parce que quand même s'agissait pas de se laisser abattre. Devant nous quelques groupes plein d'énergie massacraient gentiment des standards français et anglo-saxons, nous permettant de ponctuer le repas d'un jeu visant à reconnaître le morceau qui émergeait des premières gouttes de pluie. Je chante les instruments et les hommes, mais il faut bien admettre que pour le moment les instruments eux n'étaient pas très chantants. En chemin dans le quartier latin, quelques spécimens réjouissants toutefois dont des champs sur le parvis de Saint Etienne du Mont. A quelques mètres des groupes métal de la rue Soufflot, des chants religieux scouts : cette proximité a bien quelque chose de drôle et d'incongru qui fait le charme de la fête. Pas tant qu'il y en ait pour tous les goûts, mais que ceux-ci se rencontrent directement dans la rue, se côtoient ne fût-ce que ce jour là. Mais quelle déception néanmoins : ce quartier qui avait suscité en moi les premiers émois de cette fête il y a quelques années me parut alors fade et convenu. Espoir vite déçu : des gens sont aperçus sortant du Luxembourg, et le souvenir des concerts dans le Palais nous revient. On fonce vers l'entrée, mais déboires : le concert se finit, et ne reprendra plus de la soirée. J'ai beau aimer le ique, la conclusion s'impose d'elle-même : l'année dernière les groupes et orchestres brésiliens avaient su mettre de l'animation et de la vie jusque plus tard quand même... Un Ennui morne se glisse entre nous et nous suit mollement dans notre descente vers Odéon...

Faut pas mollir, Molly !

Devant cette triste situation l'équipage se disloque peu à peu, et ses membres désarticulés commencent à se disperser. Mais les rescapés songent toujours que la nuit est belle encore, et prometteuse sûrement. Face à l'adversité ils plongent en direction de la Seine, et ô joie, sous un ciel doublement assombri, un premier moment de réel intérêt. De l'électro-jazz en pleine impro, joyeux, nerveux, ponctué même par un solo batterie, le plus souvent exercice peu gratifiant, mais là assez réussi. Ainsi l'espoir renonce à fuir vers le ciel noir, et malgré la pluie qui s'abat, nous continuons et tombons rapidement sur la seconde découverte de la soirée : sur le côté de l'Hôtel de la Monnaie, un bar ambiance sud-ouest, et devant une foule mouillée qui bouge au rythme de cuivres trempés. Deux ou trois fanfares sont présentes, les petits Roses face aux petits Blancs, pendant que les troisièmes éclusent à l'intérieur. Et ça bouge ! et ça vibre ! et ça reprend façon tonitruante pleins de standards ultras connus mais sur lesquels on n'arrive pas à remettre un nom du fait de la métamorphose opérée par le passage au mode « fanfare ». C'est l'occasion de prendre une jolie bière, histoire de se fondre dans le paysage et de se joindre à la liesse... Mais un voyage c'est des escales, la multitude des étapes, c'est repartir vers de nouveaux verres... heu nouvelles terres, enfin bref c'est changer l'horizon. Ce fut dur de renoncer à ces lotos à base de houblon et tromblon, mais à force de persuasion mutuelle nous nous remîmes en route. Et là, ni une ni deux, c'est sur l'autre rive que nous décidons de poursuivre notre expédition. C'est par le pont des Arts qui nous franchissons le Styx, et cette rive droite, si terrifiante et mystérieuse s'offre alors à nous, ponctuée des bruits sourds des djembés, montant des quais en contrebas, où se dessinent les formes d'ombres titubantes certainement déjà prisonnières des royaumes infernaux. Mais miracle, alors que nous accostons sur ces rives nouvelles, quelque âme charitable, mais néanmoins commerçante, propose au voyageur intrépide d'emporter avec lui des réserves de cette ambroisie appelée champagne. Ainsi, ne pouvant manquer ce patronage dionysiaque, c'est le cœur fortifié et le portefeuille allégé nous nous mettons en route vers le Palais de Minos, seigneur des lieux, vers le Palais Royal donc...

Descente aux enfers

Et là surprise : après avoir fendu la foule, nous être approchés, je crois reconnaître une voix familière, mais qui chante des chansons que je ne connais pas, avec une intonation que je connais pas non plus. C'est le fils de mon idole d'enfance qui chante : Arthur H ! Dont le timbre avait puissamment évoqué en moi le souvenir de son père Jacques qui berçait tous mes trajets de voiture enfant, et plus tard aussi... Je me laissais longtemps bercé dans ce bain mnésique, mais il fallu bien repartir, et heureusement pour nous mes compagnons n'étaient pas aussi sensibles au charme de ma nouvelle sirène enrouée, et étaient davantage préoccupés par la douche qui redoublait d'intensité. A la merci d'un lieu sans protection, nous repartîmes donc. Quelques échos lointains, amusants le long du chemin qui nous mène au Ventre de Paris. Des compositions personnelles touchantes et amusantes parfois. Puis un havre se présente : une enseigne superbe, le paradis sur terre pour moi ! Jamais n'avait mieux était représenté mon idéal en quelques lettres sur une devanture : « viandes et champagnes » ! Ce fut notre Calypso, d'autant que devant jouait un groupe de rock délirant, vieilles fringues 80, perruques blondes sur la tête, hurlant et riant avec les pochtrons qui accompagnaient leur prestation. En écoutant « Antisocial tu perds ton sang-froid » je redevins bouillonnant, retrouvai des émois lointains et passés, échos déformés d'une période de ma vie oubliée. La fièvre me montait. La pluie et le sang battaient mes tempes au rythme grisant de ces beugleries, et ce qui devait arriver ne manqua pas d'arriver. J'avais bien mouillé la chemise à n'en pas douter, et tout pantelant je me dis qu'il était temps de me reprendre, ainsi que la route, car quelque part Ithaque m'attendait, et son appel se faisait à présent plus fort que jamais.

Remontée vers Ithaque

En face de l'antre de cette Calypso s'étant révélée Circé, et m'ayant passablement changé en pourceau, Saint Eustache qui m'a toujours fascinée par ses proportions terrifiantes. Sa silhouette se détachait de l'autre côté de ce jardin qui n'en est pas un, et dont le seul intérêt réside dans les noms attribués à ses allées. Des chants se font peu à peu entendre à mesure que nous approchons, et nous décidons d'entrer afin d'attendre que le climat redevienne suffisamment clément pour nos membres fatigués. Comme plusieurs lieux vus au cours de la soirée, nous arrivons quand cela se finit. Mais les pièces que l'on entendit m'ont séduites à la fois pour elles-mêmes, mais aussi pour le contraste violent créé avec le groupe précédent. C'est définitivement cela que j'aime dans cette fête ! Cet inévitable heurt des sons et des s, ce permanent basculement de Charybde en Scylla, toujours plus séduisant et enivrant pour qui se livre au jeu. Avant un final très religieux, le chœur entame un morceau improbable, qualifié de « baroque » je crois, et que je crois d'abord dû uniquement aux effets des vapeurs éthyliques qui imbibaient ma personne, avant de devoir me rendre à l'évidence : les chanteurs, si impeccablement et solennellement vêtus poussent de petits cris indistincts qui s'apparentent davantage à des bruits d'animaux qu'à des paroles humaines. Cet enchaînement déstructuré et terriblement polyphonique m'enchanta. Mais il était temps de véritablement songer au retour. Le trouble et le sommeil nous gagnaient, et la conscience même de ce trajet m'échappe à présent. Sinon que peu avant Ithaque, dans le tumulte encore perceptible au loin, a émergé une vielle chanson qui m'a hanté toute la nuit durant et mon sommeil avec. « Lucy in the Skyyyy with Diiiiamonds ! Lucy in the Skyyyy with Diiiiiamonds! Aaaaaahhhh! Aaaaaaahhh! » Cet air, et ces paroles cryptées qui ne manquaient pas d'évoquer mon état même, tout sauf lucide, mais musical définitivement, m'accompagnèrent et me bercèrent jusqu'à mon lit, alors que les yeux rivés vers un ciel noir désormais apaisé, le cœur léger et les jambes épuisées, la nuit dans un gémissement s'enfuit indignée sous les ombres.

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